par Jean Pélissier professeur en MTC
Nous avançons, jour après jour, sur ce que les anciens taoïstes appelaient la corde de vie.
Une fine corde tendue dans le vide, entre deux abîmes d’inconnu :
l’un que l’on nomme passé, que l’on croit figé, que l’on charge parfois d’histoires qui ne nous appartiennent plus.
Et l’autre, l’avenir, cette nébuleuse d’attentes, d’illusions, de projections mentales.
Entre les deux : l’instant.
Le pas.
Nous sommes des funambules de l’existence, oscillant entre ce qui fut et ce qui pourrait être.
Et dans cet équilibre précaire, il arrive qu’un souffle venu d’ailleurs vienne perturber la trajectoire.
Un événement. Une perte. Un effondrement. Un surgissement. Quelque chose ou quelqu’un qui bouleverse le fil des jours. Qui nous fait trembler, chuter, rebondir.
Un imprévu.
Mais faut-il redouter l’imprévisible ? Ou apprendre à l’honorer ?
Dans la pensée taoïste, rien n’est jamais figé, tout change, tout mute, tout circule.
Le Yi Jing, le Livre des Transformations, est là pour nous le rappeler :
toute situation contient en elle sa propre mutation.
Ainsi, l’imprévisible ne vient pas pour punir. Il vient pour transformer.
Ce que nous appelons imprévu, le Tao l’appelle flux naturel.
Car vouloir tout prévoir, tout maîtriser, tout encadrer, c’est résister au mouvement du vivant.
Le Tao ne suit pas les plans humains.
Il suit l’harmonie profonde.
Et parfois, pour nous réveiller, il envoie un choc.
Non pas pour nous faire tomber, mais pour nous aider à retrouver notre centre.
Le funambule, pour tenir debout, ne peut s’arc-bouter sur ses idées figées.
Il se tient souple, présent, vivant.
Il possède un secret : son balancier.
Et ce balancier, dans la médecine chinoise, ce sont tous les Yang Sheng Fa, les arts de nourrir la vie.
Ce sont ces pratiques quotidiennes, simples et puissantes, qui nous permettent d’accueillir l’inattendu sans basculer :
le Qi Gong pour recentrer l’énergie,
la respiration consciente pour fluidifier le Cœur,
la diététique pour stabiliser la Terre intérieure,
la méditation pour apaiser l’esprit,
l’écriture,
la contemplation,
le lien au silence…
Car face à la bourrasque, ce n’est pas le chêne rigide qui survit, mais le roseau, souple et enraciné.
« Le sage ne prévoit rien. Il s’adapte à tout. »
Lao Tseu
Cette phrase, si simple, contient l’essence de tout chemin de sagesse.
Celui qui s’abandonne au Tao ne se replie pas dans la peur.
Il observe, écoute, s’ajuste.
Loin de fuir, il traverse.
Loin de s’effondrer, il apprend.
L’imprévisible est un miroir.
Il reflète l’état de notre intérieur.
Sommes-nous tendus comme un arc ?
Ou détendus comme un bambou dans le vent ?
Avons-nous cultivé en nous cet espace de calme, cette réserve de Qi, ce trésor de flexibilité ?
Car il arrive un moment dans chaque vie où ce que nous avions construit avec patience s’effondre en un souffle.
Et dans ce chaos apparent, quelque chose de plus profond émerge.
Un appel.
Une lumière.
Un autre chemin.
On croyait perdre… on renaît.
On croyait chuter… on s’éveille.
L’imprévu, lorsqu’on le regarde avec les yeux du Cœur, devient alors un messager.
Non plus un accident, mais un passage.
Non plus une rupture, mais une reconnexion à l’essentiel.
Et c’est là tout l’enseignement du Tao :
ce que nous fuyons contient ce que nous cherchons.
Ce qui déstabilise peut recentrer.
Ce qui trouble peut éveiller.
Alors, que vienne l’imprévisible.
Non comme une menace, mais comme un appel.
Un rappel que nous sommes vivants, mouvants, et faits pour danser avec l’inconnu.
Chaque secousse est un test de notre souplesse intérieure.
Chaque détour est une chance d’approfondir notre lien au mystère.
Et ce mystère, loin d’être inquiétant, est peut-être la seule chose vraiment stable :
la certitude que rien ne dure, et que tout peut devenir voie d’évolution.